Bradshaw et les bouilleurs d’huile

Il y eut dans l’histoire de la moto quelques ingénieurs hors normes qui alliaient une inventivité géniale, une incroyable productivité, un talent certain pour vendre leurs projets… et beaucoup moins pour en suivre l’évolution. En Grande Bretagne, le meilleur exemple du genre est Granville Bradhaw, l’un des inventeurs les plus prolixes de l’histoire de la mécanique qui, de 1913 à 1960, élucubra un nombre faramineux de projets avant-gardistes. Quel dommage que ces réalisations géniales n’aient pas été développées et correctement industrialisées par des usines en ayant les moyens. S’il en avait été ainsi, l’Angleterre n’aurait sans doute pas perdu la guerre.

Texte, photos et archives François-Marie Dumas sauf mention contraire 

De 1923 à 28, le moteur Bradshaw 350 équipa 50 marques ou plus. Ici dans l’ordre d’apparition DOT, Matador, New Coulson, Omega toutes trois avec le moteur construit par Walmsley donc avant 1925, suit une Calthorpe avec une version course de fin 1925 construite par Dorman, enfin l’ultime version Touring du moteur avec tiges de soupapes encloses monté sur une OK Supreme de 1926 et sur son stand de présentation au salon.

En Bref, pour ne pas s’y perdre…

Infatigable Granville Bradshaw. Après les ABC flat twin en long en 1913, puis celles à moteur transversal en 1919 et toute une série de plus gros bicylindres à plat pour voiturettes ou avionnettes,dont je vous ai raconté l’histoire en détails ICI, il se passionne pour les moteurs à refroidissement par huile. La Zenith équipée d’un 500 cm3 Bradshaw flat twin en long est présentée au salon de Londres fin 1920  et le 350 cm3 monocylindre suit au salon de 1921. Dans la même période apparaît en 1921, un V Twin de 1094 cm3 quatre temps culbuté pour cyclecars et voiturettes Belsize, suivi en 1922 par un 1289 cm3 à soupapes latérales puis par un 1370 cm3.

Le premier V twin de 1094 cm3 à soupapes culbutées et refroidissement par huile conçu en 1921 pour les voiturettes Belize-Bradshaw

Du V twin pour voiturette en 1921 à la Rolls-Royce “oil cooled” en 1946

Le problème du refroidissement a toujours été l’un des dadas de Granville Bradshaw. Il y consacra un temps considérable en réalisant ses moteurs d’avions durant la première guerre, puis utilisa ces acquis pour les moteurs flat twins des ABC avec des cylindres directement tournés dans l’acier et des culasses fonte dont il disait volontiers que le moteur était bien réglé lorsque la culasse vue de nuit était rouge cerise foncée. A l’aube des années vingts, Bradshaw se lance dans une nouvelle technologie, le refroidissement par huile. Il apparaît tout d’abord sur un bicylindre en V qu’il a conçu pour les cyclecars et fait construire par James Walmsley à Preston à quelques encâblures de ses bureaux d’études. Ce bicylindre en V à 90° de 1094 cm3 est lancé le 21 juin 1921. Il a des côtes super carrées (90 x 86 mm), un bloc moteur intégrant une boîte à 3 vitesses et un embrayage multidisque. Une disposition ultra compacte que reprendra trente ans plus tard Alec Issigonis sur la Mini. Le démarrage reste au kick sur les premières versions avant que ne soit bien vite proposée l’option électrique. Il est aussi prévu un 1000 cm3 également super carré (90 x 77,5 mm) pour la moto, mais il ne verra jamais le jour. Le 1094 culbuté ne vit guère longtemps puisqu’au salon de Londres d’octobre 1921 les voiturettes Belsize-Bradshaw l’ont remplacé par une version longue course de 1289 cm3 (85 x 114 mm) à soupapes latérales. En 1922, la cylindrée passe à 1370 cm3 (85 x 121 mm). Bon sang ne saurait mentir ce beau moteur perd copieusement son huile, d’autant plus qu’il n’en manque pas, ce qui lui vaut vite le sur nom d’oil boiler,  le bouilleur d’huile.

La production a toutefois souffert comme l’industrie automobile britannique de grèves à répétition dans les fonderies de 1919 à 1922 en entraînant de nombreuses faillites et en désorganisant totalement les motoristes britanniques. Est-ce dû à ces difficultés ? La voiturette Belsize-Bradshaw ne sera produite qu’à environ 2000 exemplaires et la marque passera en 1923 à des quatre-cylindres classiques avant de faire faillite en avril de la même année. Ces échecs commerciaux en automobile et, dans une moindre mesure, en moto comme nous allons le voir, n’émousseront pas l’intérêt de Granville Bradshaw pour le refroidissement par huile et, en 1946, il transforme le système de refroidissement de sa propre Rolls Royce 30-40 et d’une Ford V8 en utilisant un mélange d’huile et de glycol.

Semi-échec avec un 500 flat twin en long pour la moto

Présentation en novembre 1920 de la Zenith Bradshaw. J.Emerson le pilote vedette des ABC est au guidon devant, de gauche à droite, le journaliste de MotorCycling qui publie cette photo en dans son numéro de 1er décembre, J.F. Perrin de Zenith Motors, Granville Bradshaw et F.W. Barnes de Zenith Motors.
Contrairement à ce que promet Emerson dans MotorCycling, la Zenith Gradua est fort difficile à apprivoiser. Mode d'emploi: régler les gaz et l'air à main droite, et l'avance à gauche. La poulie ayant une roue libre en butée, serrer la manette gauche pour embrayer. C'est parti, tourner la manivelle qui rapproche la roue et fait monter la courroie. Relâcher l'embrayage. Plus on tourne, plus on va vite, mais il n'a d'autre possibilité de débrayer que de revenir à la manivelle à la position roue libre de la poulie avant… courage!

Friture sur toute la ligne ; Bradshaw pond des projets à une vitesse effarante. Le premier présenté est un flat twin en long de 500 cm3 (68 x 68 mm) qui apparaît au salon de Londres fin 1920. Il est prévu, annonce-t-on, une extrapolation en 700 cm3 (76 x 76 mm) avec embrayage à cône, boîte 4 vitesses et marche arrière pour voitures légères et cyclecars ou en version stationnaire. C’est un nouvel exemple de la dispersion de Bradshaw qui démarre des projets dans toutes les directions et en laisse mourir un certain nombre. Pourquoi donc avoir tenté un V twin pour les autos et un flat twin pour les motos ? On n’aura guère le temps de se poser la question, car le 750 principalement destiné au cyclecar Lea-Francis ne sera jamais réalisé et le 500 ne sera que très peu produite quasi exclusivement pour Zenith de 1920 à 22 avec un modèle à transmission par courroie et variateur à manivelle sur le réservoir et une version plus classique, mais tout aussi confidentielle à boîte Burman 3 vitesses conventionnelle. Il en sera aussi vendu une poignée d’exemplaires à Andrees en Allemagne et à Mineur en Belgique.

Lisez bien le mode d'emploi avant de partir…
Coupe du 500 flat twin empruntée à Motorcycle. Les cylindres sont intégrés au carter moteur et une double pompe assure la circulation d'huile.
Le bloc Bradshaw très compact est suspendu au cadre. Un renvoi d'angle et une chaîne assurent le déplacement de la roue arrière pour changer de rapport "à la manivelle".
La 500 Zenith-Bradshaw acculée à une boîte Burman 3 vitesses était sans aucun doute plus facile à piloter.(photo : the Vintagent)

Demi-succès avec un 350 monocylindre

Seule Suisse à utiliser le 350 Bradshaw refroidi par huile cette Paul Speidel de 1925 est une des versions course à découvrir dans l'article suivant !

On dénombre plus de 50 marques ayant utilisé les moteurs Bradshaw 350, mais il faut bien avouer que beaucoup de ces firmes sont quasi artisanales et que d’autres, plus importantes, n’ont fait que quelques essais sans réelle production. Il est sûr que DOT, OEC et Matador ont sans doute produit à eux trois, plus de motos à 350 Bradshaw que le reste des constructeurs listés.

36 marques en Grande-Bretagne : Alldays & Allon BansheeBritish StandardCalthorpeCarfieldCedos MotorsConnaughtCoventry MascotDiamond DOTDorman Engineering Co – Excelsior – GSDLiver – Macklum – Martinshaw – Mars – Matador – Massay-Aran – Montgomery – New Scale – New Henley – New Coulson – John Nickson – OEC –OK Supreme – Omega  – Orbit – PV  –Ruby Cycle Co – Saxel – Sparkbrook – Manufacturing Co – Sheffield-Henderson – Star Engineering Cos –Toreador – Zenith. 7 en Italie : Alfa –Baudo (Monaco Baudo)Comfort Bottarini – F.M. Molteni –Galbai – Reiter – SAR. 3 en Allemagne : Agon –Andrees – Imperia. 2 en France : DFR – Rovin. 1 en Belgique : Mineur (Paul). 1 aux Pays-Bas : Simplex. 1 en Suisse : Paul Speidel.

L’Italie est le pays qui apprécia le plus le moteur Bradshaw et on y dénombre sept petites marques l’ayant essayé dont SAR à Villadossola (dans la montagne à deux pas de la Suisse). La photo de cette SAR-Bradshaw de 1924 est prise à Turin en 1935. (archives Yves Campion)

Granville Bradshaw et sa très petite équipe ont sans nul doute une puissance de travail hors normes et les premiers prototypes d’un monocylindre de 350 cm3 pour la moto sont réalisés dès 1920 par James Walmsley & Co à Preston. On verra successivement trois versions de ce moteur longue course (68 x 96 mm) de 350 cm3 dont les cylindres intégrés au carter moteur supérieur sont abondamment refroidis par huile. Sur les trois premiers prototypes de 1920, l’extension du carter moteur autour du cylindre est pratiquement carrée avec des angles marqués. Sur la culasse fonte fixée, avec le cylindre sur la remontée du carter moteur, les articulations des culbuteurs sont totalement à l’air libre comme sur les ABC et ses tiges très resserrées sont croisées. Pompe à huile et tuyauterie sont à l’extérieur du carter moteur. Des photos sont communiquées à la presse le 1er décembre 1921 avant l’ouverture de l’Olympia show et les moteurs sont utilisés pour les essais avec une nouvelle marque de moto, Matador, créée à Preston le 5 septembre par H. Houlding.

Le premier prototype a une culbuterie à l'air libre et la remontée du carter est carrée. Le cylindre vient s'enfiler par au dessus et 4 colonnettes fixent la culasse et le cylindre à la remontée du carter moteur.
Evolution du 350 Bradshaw. A gauche la version sport standard produite par Walmsley, à droite l'ultime version course faite par Dorman avec une culasse plus grande et une semelle réservoir d'huile sous le moteur. L'absence de toute tuyauterie extérieure donne à ces blocs un aspect particulièrement net.
La théorie de Bradshaw est que la plus grande partie de la chaleur créée par la combustion dans la culasse est dissipée par la masse des carters moteurs et le lubrifiant. Solution radicale, le cylindre est intégré dans une remontée du carter moteur. Une pompe rotative entraînée par le pignon de magnéto envoie 2,9 l/min à 2000 tr/min dans la chambre annulaire autour du cylindre qui se déforme moins et dont la température diminue ainsi de 40%, assure Bradshaw. Exceptionnellement le 350 ( 68 x 96 mm) n’est pas de côtes carrées comme Bradshaw en a l’habitude. Il pense qu’une longue course favorise le refroidissement pour un monocylindre. Le moteur pèse 20 kg et il est promis pour 7 ch à 3500 tr/min puis 9 chevaux « ou plus » dira la notice. La chambre de combustion est hémisphérique. Les culbuteurs sous carter tournent sur de larges bagues bronze soigneusement lubrifiées.

Le troisième moteur produit est déjà notablement modifié. La remontée du carter moteur autour du cylindre est maintenant ronde, mais les tiges de soupapes sont toujours croisées. Beau début, il remporte la première épreuve à laquelle il participe, une course de side-cars de 5 miles sur sable à Hest Bank en 1922. La production démarre en novembre de cette même année. La pompe à huile est toujours externe, mais les tiges de culbuteurs sont désormais parallèles et l’axe des culbuteurs est enfermé dans un boitier. Sur la première Matador de 1922 l’originalité se cache dans le réservoir qui s’enlève en même temps que le tube du cadre sur lequel il est fixé donnant ainsi libre accès à la mécanique. Il n’y a par contre pas de frein avant !

Les Matador commencent à s’illustrer en course et on voit apparaître les premières versions racing dont le moteur, extérieurement du moins, ne semble pas différent des versions sport commercialisées. James Walmsley ne prévoit pas moins de sept évolutions différentes du monocylindre pour motos et cyclecars mais aussi en version stationnaire pour pompe, générateur, etc.

Le 350 Bradshaw est cher comparé aux 500 à soupapes latérales si en vogue, et il est sans doute moins performant que les JAP, mais il est silencieux, fiable, efficace et son système de refroidissement séduit nombre de constructeurs. On découvre ainsi au salon londonien de l’Olympia de 1923, des Bradshaw à tous les coins de stand, en particulier chez DOT qui sera sans nul doute le plus gros client.

Un nouveau moteur est annoncé en 1925, mais Walmsey ferme ses portes en mai et la production du 350 est reprise en juillet par W. M. Dorman à Stafford. Le nouveau moteur sera donc siglé Dorman et reconnaissable par son carter moteur plus rond dans sa partie basse. La version standard est modernisée en mai 1926 avec un carter recouvrant les culbuteurs dont les tiges de commande passent dans un tube unique.

La DFR 350 Bradshaw présentée dès 1924 dans le catalogue de la marque est encore dotée d’une transmission secondaire par courroie. (Doc. Bernard Salvat)
Dans les rencontres d’anciennes au sud de la France, vous aurez peut-être la chance de voir en action cette DFR 350 Bradshaw de 1925-26 à moteur construit chez Walmsley. DFR vendra fort peu de ces motos mais Pierre de Font Réaulx remporta de beaux succès avec ces machines.
On se souvient surtout de Toreador pour son Bradshaw spécial à double ACT, mais il y eut également des version plus classique comme celle-ci de 1926 à moteur course.

En juin 1927, Dorman sent le vent tourner bien que Bradshaw annonce qu’il continue sa production. Dès le salon fin 1926, Dot annonce qu’il ne produit plus qu’un seul modèle à moteur Bradshaw et rajoute à sa gamme une 350 à moteur JAP à soupapes en tête proposée au même prix. OEC et DOT sont alors les seuls à acheter d’importantes quantités de moteurs à Bradshaw et Dot avait, semble-t-il, tant de stock que la 350 Bradshaw resta au catalogue jusqu’en 1931 sur leur modèle B31 seul quatre-temps encore listé. L’année suivante DOT ne proposaient plus que des deux-temps.

La Sheffield-Henderson se distinguait par son curieux cadre avec un réservoir “en selle“ sur le tube supérieur au-dessus d’un tube inférieur bien torturé… et d’un 350 Bradshaw de la première série Walmsley 1923-25.(doc. The Vintagent)
Ultime contrat en 1928. OEC prépare des 350 Bradshaw pour le gouvernement Sud-Africain.
Bricolage, certes, mais on vit même un 250 Bradshaw sur un Neracar !

Il n’y a dans l’histoire que deux autres motos connues à refroidissement intégral par huile, l’invraisemblable Sévitame de 1938 et 39 conçue par la société éponyme et Marcel Violet en 1938-39 et les Windhoff 750 et 1000 quatre cylindres construites de 1927 à 1931. Il ne faut toutefois pas oublier les Suzuki GSX-R quatre cylindres de 400 à 1100 cm3 produites à partir de 1984 à avec leur fameux système SACS refroidissement air/huile. L’huile est injectée sous les pistons et dans la culasse tandis que les cylindres à ailettes sont aussi refroidis par air.

… à suivre dans une second chapitre consacrés aux versions course et aux spéciales.


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4 commentaires sur “Bradshaw et les bouilleurs d’huile

  1. françois arsène dit :

    Bouilleurs d’huile … et bouilleurs de cru, comme on dit dans cette province de Contrepèterie

  2. jackymoto dit :

    Le monocylindre Bradshaw est le seul qui a été vraiment produit en grande série,
    lui laissant le temps de corriger tous ses défauts d’origine.
    Les pièces sont beaucoup moins rachitiques que sur certains de ses productions.
    Bradshaw avait un esprit bouillonnant et ils se dispersait en produisant des moteurs
    (et bien plus) sans mises au point réelles. L’ABC sérieusement améliorée chez Gnome sans
    dénaturer le dessin original, a été une machine sportive qui avait vingt ans d’avance
    sur tout le reste. Le moteur Suzuki refroidi par air et huile avait été présenté
    comme nouveauté, c’était pourtant normal pour un moteur de 2cv ou un Bradshaw.

  3. LAMARD dit :

    Bonsoir Mr Dumas,

    Je comprends que vous n’êtes pas “coronaviré” (moi non plus pour l’instant).

    Une fois de plus vous m’avez bien changé les idées avec ce superbe moteur que vous décrivez avec pertinence(comme d’ab).

    J’ai hâte de voir le second chapitre…

    Grand merci et meilleures salutations ,

    Martial Lamard

  4. A l’époque c’est étonnant de voir des cotes moteur super carrées au milieu des longue course plus adaptés au régimes moteur paisibles.
    Encore un morceau d’histoire de la moto très intéressant à découvrir.
    Merci François Marie