C’était il y a bien longtemps. Ni monsieur Tex Gore, ni madame Ni Lon n’étaient encore nés, le casque n’était qu’une calotte et les pauvres motocyclistes se débrouillaient en attendant. Cuirs imbibés d’eau, Barbours froids, offrant la viscosité glacée de leur graisse figée… sans oublier la rigole d’eau perverse qui coule lentement dans le cou ou derrière la fermeture non étanche, les gants, trempés gelés qui s’enroulent autour de la poignée de gaz, la première goutte que l’on sent infiltrer votre chaussette en sachant que ça va empirer et qu’il reste 300 bornes. Avec un peu de chance, en remuant les orteils, on évitera l’onglée, enfin, peut-être. Le masque ou le foulard est imbibé, voire givré, et, comme on ne voit déjà plus rien, il ne reste qu’à monter les Baruffaldi ou les Climax sur le Cromwell et à plisser les paupières… ça pique, mais, plus que 100 bornes… et ça va sûrement s’arrêter… et puis, ce putain de camion suivi d’un brouillard opaque. Un enfer liquide, froid et mouvant. La moto vacille dans les turbulences et je suis aveugle. Allez, on ouvre et on double au juger… c’est tout droit…
Pour les nostalgiques des hivers froids, on en avait déjà parlé ICI avec des motos à ski et à clous.
Rallye des Millevaches 1969. Un record pour cette première édition où le thermomètre descendit jusqu’à moins 18 °C… et on ne vous parle pas du froid “ressenti”. En Cromwel, foulard, canadienne de l’armée et pantalon de parachutiste déniché aux puces, je pose fièrement aux côtés de mon Aermacchi 250 Ala Verde, si pratique sur la neige avec guidons bracelets ET manchons ! J’avais du emmailloter le carburateur pour ne plus qu’il gèle tandis que mon ami Yves, au guidon de mon ex Terrot 175 Super Ténor, devait régulièrement jouer du camping-gaz lampe à souder pour ôter la gangue de glace qui bloquait la commande de l’embrayage sous le moteur ! Tranquille, Jean-Thierry en pardessus doublé journaux, ne posait même plus les pieds par terre pour rouler sur la glace avec sa Peugeot 350 P135 (un des rares modèles produits dans l’immédiat après-guerre). Nous avons même rencontré du côté de Châteauroux, une Mobylette attelée d’un side-car inclinable qui réparait avant de repartir vers l’innatteignable plateau des Millevaches. Quelques centaines de kilomètres sous et sur la neige donnant de l’assurance et, de retour à Paris en pleine nuit sur un périphérique enneigé nous, pauvres motards, étions stables, sûrs de nous et morts de rire, alors que les voitures paniquaient à 10 km/h.
Rallies d’hiver, une vraie maladie ! Méfiez-vous de ces randonnées hivernales et perverses, on prend vite goût à y souffrir… 1970 me vît ainsi de nouveau aux Millevaches, cette fois avec une Triumph 650 Bonneville de 969, accompagné du même Jean-Thierry qui avait troqué sa Peugeot pour une NSU 250 SuperMax. Les virées hivernales se poursuivirent par deux trois “Éléphants” et surtout une participation assidues aux “Croisières blanches” créées en 1978 par le regretté Philippe Jambert.
1000 kilomètres par essai minimum ! Ah, j’avais eu une bonne idée en ce début des années 70 à Moto Journal. Et comme toutes les nouveautés arrivaient en plein hiver à Paris, pendant une bonne dizaine d’années avec Éric Maurice, Didier Ganneau, Paul Salvaire et plus épisodiquement Micou Monta,ge et d’autres membres de la rédaction, nous avons passé bien des semaines à faire des Paris-Côte d’Azur par le Massif central ou les Alpes et bien rarement par l’autoroute, mais dans un sens seulement. Quel calvaire… et quels souvenirs. C’est au milieu de ces années là qu’une nouvelle tête s’ajouta à notre bande, Christian Debarre, dit Bar2 qui allait créer et publier dans les colonnes de MJ pour commencer, son bientôt très célèbre Joe Bar Team. Curieux, le bar-d’en-face dans sa bande dessinée ressemble à s’y méprendre à celui au coin de la rue juste en face du journal à Boulogne où nous partagions plus souvent que nécessaire les mémorables souvenirs de nos essais… mais attention, toute ressemblance d’Édouard Bracame, Jean Manchzeck, Jean-Raoul Ducable ou Guido Brasletti avec des personnages existants, ou ayant existé serait pure coïncidence !
Et ce froid ! Vicieux, qui vous gagne lentement les doigts… pour commencer. Au prochain poste à essence, nous jouerons la danse des marionnettes, les mains en l’air en jurant sous la douleur de l’horrible onglée. Et puis le torse, les pieds, et les jambes qui mettront de si longues heures à se réchauffer qu’on aura l’impression d’avoir des glaçons à la place des os. Oui, bien sûr, il y avait le remède miracle du papier journal sur la poitrine, bien efficace ma foi… pendant un certain temps.
Le Barbour et autres Belstaff visqueux étaient déjà un progrès certain sur les “canadiennes” de mes débuts, chaudes certes, mais à peine plus étanche au vent qu’à la pluie. Au moins les tissus enduits et anglais vous laissaient-ils au sec un certain temps… à condition de les entretenir méticuleusement. Je me souviens avoir acheté une boîte de suint, pour regraisser, à chaud, mon Barbour et je me demande encore si s’il ne vaut pas mieux l’humidité que cette ignoble cuisine.
Attention, les yeux nos pauvres yeux de pauvres motards… que de souffrances en attendant le génial casque intégral et, plus récemment, nos jets actuels à visières qui ne s’embuent pas et ne se rayent pas ou presque, … après les petites lunettes à transparent en souple en mica, et les grosses Rod façon gendarme, nous eûmes droit aux fameuses “goggles” type RAF à pans coupés, très efficaces par temps sec. Plus snobs les Baruffaldi “comme Ago” avec un verre courbe, trop beau. Plus popu, les Climax, reprises de plus en plus économiques au fil des temps, des lunettes RAF. Bien entendu il fallait, pour jouer l’essuie-glace à temps continu, un gant dont un index était recouvert de chamois pour essuyer les verres. Un calvaire sous la pluie où je n’ai jamais trouvé la solution… La plus étonnante des lunettes essayées fut une paire de lunettes ovales des années 25 constituées simplement d’une plaque d’aluminium formée et percée de deux traits de scie en croix. Incroyable, mais efficace. On perd en champ de vision et en luminosité, mais on voit la route presque sans recevoir de gouttes de pluie.
Quel plaisir que la route hivernale d’aujourd’hui après tant et tant d’expériences cuisantes (est-ce bien le terme !). Au sec, au chaud et propre en dessous avec, en prime, des pneus qui tiennent même sur le mouillé, il ne nous reste plus qu’à profiter du voyage. D’accord, la pluie n’est toujours pas drôle, mais quel plaisir qu’une belle balade par un beau froid bien sec. Et même le cas échéant, sur la neige. Là, c’est comme pour les autos, mieux vaut un ancêtre léger et des petits pneus qu’une moto moderne. Même un gros trail à crampons ne vaut rien sur sol gelé !
Manchons : sortes d’entonnoirs alors en cuir souvent doublés de la même fourrure que les tabliers… Un vrai poème, une ode au manque d’imagination des constructeurs… et les modèles actuels n’ont guère évolué. La première fonction des manchons était d’actionner à temps continu l’embrayage et le frein avant. Il fallait donc, sur route, garder un doigt tendu pour éviter qu’il n’appuie trop sur les manettes. Le même doigt causait d’ailleurs immanquablement une gouttière. Pas vraiment grave, car, en général, vous aviez pris soin lors de l’arrêt précédent de laisser vos manchons gueule ouverte vers le haut de manière à bien se remplir de pluie ou de neige. C’est là qu’on apprécie à sa juste valeur les manchons en cuirs. Bien imbibés et correctement refroidis, ils offrent une sensation à nulle autre pareille d’enfiler sa main dans un sac glaireux, gelé et visqueux qui s’enroule autour de vous en vous protégeant au moins quelques secondes d’une inéluctable onglée. Et malheur à qui avait des gants de couleur, elle tiendra mieux sur la peau vive que sur la morte !